Le mardi 7 novembre 2000
|
http://www.liberation.com/quotidien/semaine/20001107marzc.html |
La salle n'a d'yeux que pour lui. La présence de Vinton Cerf,
père fondateur de l'Internet (1), beau visage souligné d'une
barbe blanche, confirme le caractère exceptionnel de cette
audience-là: il s'agissait en effet, hier à Paris, de l'ultime
étape
avant la décision finale que le juge des référés,
Jean-Jacques
Gomez, prononcera le 20 novembre dans l'affaire qui oppose
les associations antiracistes (Licra, UEJF, Mrap) au portail
Yahoo. Voilà bientôt six mois que le juge a condamné
les faits
- l'exposition et la vente d'objets nazis sur le site américain
Yahoo Auctions accessible depuis la France - à travers une
ordonnance du 22 mai. Restait à savoir si des moyens
techniques pouvaient être mis en œuvre afin d'empêcher les
internautes français de se rendre sur le site incriminé,
ce que
Yahoo contestait.
Mission accomplie. La parole est aux experts, à qui le
président Gomez avait demandé conseil, comme l'article 232
du
nouveau code de procédure civile l'y invite dans le but
«d'éclairer le juge sur une question technique». Sur
les trois
spécialistes sollicités, seuls deux sont présents
- le Britannique
Ben Laurie n'a pu décoller de Londres à cause du vent. Mais
Vinton Cerf est là. Comme il ne parle pas français, c'est
son
compère d'expertise, Francis Wallon, consultant en
informatique, qui prend le relais du juge Gomez. Et il n'est pas
peu fier d'annoncer que la mission est remplie, et les solutions
techniques au rendez-vous.
Les trois hommes ont travaillé par téléconférences
et e-mails
avant de tous tomber d'accord: «Il existe plusieurs manières
de filtrer les internautes.» Pas de manière absolument
exhaustive, mais «à près de 80 %». L'Association
des
fournisseurs d'accès français, l'AFA, l'a assuré aux
experts,
seuls «20,7 % des internautes qui se connectent depuis un
fournisseur d'accès membre de l'AFA n'ont pas une adresse
clairement identifiable». Vinton Cerf garde le silence. Si bien
que l'avocat de Yahoo lance au président: «Monsieur Cerf
entend-il bien tout ce qui se dit? Je m'inquiète de savoir s'il
peut suivre.» Avec une pointe d'humour et infiniment de
distinction, l'Américain se penche vers lui: «J'apprécie,
mais
j'ai tout ce qu'il me faut», jetant des regards à ces deux
traducteurs, un pour chaque oreille. L'expert français reprend
donc son exposé.
La panne de Cerf. On apprend ainsi qu'il est possible, via une
adresse IP, de «remonter vers l'origine géographique d'un
internaute» et, la technique ayant ses limites, de demander
par ailleurs à l'internaute de déclarer lui-même sa
nationalité.
On peut également bloquer la requête d'un internaute qui
taperait «nazi» ou un mot du même acabit sur le moteur
de
recherche... «Pardonnez-moi, le coupe encore l'avocat de
Yahoo, mais j'ai dans les mains une lettre que Vinton Cerf
nous a fait parvenir ce week-end et dans laquelle il exprime
des opinions tout à fait divergentes»... Pas divergentes,
«séparées», souligne Francis Wallon, un peu gêné.
Tous les
regards sont rivés sur «Vint» qui, d'une voix solennelle,
rappelle qu'il est «expert et partie». Qu'il a certes signé
le
rapport des experts, mais qu'il n'a pas pu en faire une lecture
définitive du fait d'une fâcheuse panne d'e-mail qui a duré
quatre jours.
La salle s'agite, le président Gomez réajuste ses lunettes,
les
avocats des associations antiracistes lancent: «Est-ce l'expert
ou le citoyen qui parle?» Mais Vint est lancé, il doute, «the
court must know» qu'il a des états d'âme. Il a joint
au rapport
une note personnelle, dans laquelle il explique que la mission
qu'on lui a confiée «est en réalité beaucoup
plus large qu'une
simple recherche par mot clé»... Le père de l'Internet
aurait-il
peur de bâillonner son enfant? S'ensuit une avalanche de
questions, la demi-douzaine d'avocats interpellent les experts,
le procureur leur lance à travers la salle: «J'ai entendu
à la
radio que des agents intelligents peuvent interpréter un mot
écrit, est-ce de la publicité mensongère?» Voilà
deux heures
trente que l'audience a commencé et on ne s'entend plus.
Efficacité douteuse. Le juge Gomez congédie les experts.
Entouré de caméras de télévision, «Vint»
quitte les lieux et
Paris, tirant dignement une petite valise. Dans le calme
revenu, l'avocat de l'UEJF demande au juge Gomez de
condamner sévèrement Yahoo, car, dit-il, «on nous a
suffisamment baladés». Mais le substitut du procureur semble
avoir des doutes sur l'efficacité des injonctions d'un juge
français sur une société américaine: «Il
est inadmissible que la
société Yahoo puisse être le support de ce genre de
choses»,
mais il s'agit de «la rançon de la liberté de circulation
des
idées par-delà les frontières».
(1) Il a mis au point le protocole des adresses IP, à la base de
tout échange de données sur le réseau.